Triptych ou le souffle coupé

La représentation avait commencé depuis dix minutes, lorsque, engoncés dans nos fauteuils, l’oreille tendue, l’œil alerte, nous fûmes dérangés par deux dames qui se levaient. Bien qu’agacés, nous nous recroquevillâmes sur nos sièges pour laisser passer les deux pisse-vinaigre qui, flairant la contrariété, crurent bon d’arguer que la pièce était « trop stressante », excuse qui racheta peut-être leur conscience, mais pas leurs billets.

Stressante, le mot est peut-être un peu alarmiste, mais il a le mérite de mettre en relief le thème le plus saillant de la pièce : le cauchemar. En effet, Triptych est un spectacle pour le moins singulier qui vous transporte dans les régions obscures de l’étrange. Alliant danse et musique dans un décor soigné, Triptych fait l’impasse sur la parole, langage d’autant plus rassurant qu’il nous est familier, et nous laisse sans voix devant l’exhibition des chorégraphies disloquées qui se trament dans les repaires retors de la psyché.

En trois actes, les danseurs chevronnés de la compagnie Peeping Tom vous emmènent dans un voyage intense à travers le brouillard incohérent des songes. Dans ce monde, la musique est le véritable espace, continu et strident, dans lequel évolue une foule anonyme et un décor qui bouge, des portes qui avalent, recrachent les personnages et hurlent de détresse ou de rage en claquant des dents. Avec une technique impressionnante, les danseurs esquissent des mouvements du quotidien interrompus par des incursions d’étrangeté. Les fragments de narration, vaguement reliés par association d’idées, contiguïté de décors, alternent avec des épisodes psychotiques de corps pantelants et convulsés.

On traîne un corps, on change des draps, on frotte une mare de sang dans l’espace d’une conscience intranquille ; un bébé pleure, passe de mains en mains à mesure que les couples se font et se défont ; les cadavres tombent du placard, se relèvent, vous emportent, sautent par la fenêtre ou disparaissent dans un lit. Et puis, vous changez de décor sonore, une musique douce place un peu de rêve dans la tempête des tourments. Mais toute parenthèse se ferme et la valse de angoisses s’empare à nouveau du plateau, qui semble tanguer furieusement, et où des projecteurs accusateurs crucifient les danseurs désarmés dans le noir de la nuit, puis se tournent vers vous.

À l’entracte, nous découvrîmes, avec une agréable surprise, le prix des places qu’on nous avait offertes, coupablement amusés, voire satisfaits des plumes qu’auront laissées nos deux voisines « stressées » dans leur aventure de dix minutes, et nous nous rassîmes. 

La lumière s’éteint et nous voilà dans un restaurant inondé, où l’eau coulante charrie des danseurs nus, adultes-nourrissons accouchés, jetés sans défense dans la douleur du monde, comme les hommes du mythe de Prométhée. Les corps tombent, se noient et se blottissent, mais l’humidité caverneuse laisse bientôt place aux suffocations de l’embrasement…

Le spectacle est intense – la musique parfois trop forte -, mais dans ce bouge onirique, toute l’exécution force le respect, et même une certaine admiration devant la richesse gestuelle déployée, tant au service de la grâce ou de l’horreur des mouvements que dans la mise en place de ce que l’on pourrait appeler des « effets spéciaux en direct ».

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